Extrait du livre

AVANT-PROPOS
Lecteur, qui vous aventurez dans ce livre, c’est une histoire d’amour qu’à travers une tragédie, je voudrais vous faire découvrir. Histoire d’amour en filigrane pour une femme absente, histoire d’amour aussi pour la défense d’un pays et de sa liberté, histoire d’amour pour un métier que façonnent le vent et la mer. Tragédie, car c’est l’histoire de la Grande Guerre, telle que l’a connue un officier de Marine que l’on envoie patrouiller en Méditerranée, dans l’Adriatique et aussi dans les brumes du Nord.
Il s’agit là de l’aventure vécue par mes grands-parents, et plus particulièrement par mon grand-père, Louis Vennin. Ce dernier, pour pallier cette longue absence inhérente à la vie de marin, avait décidé que sa femme et lui écriraient chaque jour ce qu’ils avaient fait, pensé, dans leur univers respectif. Ils tinrent parole.
Et, plus tard, j’ai hérité de ces lettres. Cet échange épistolaire, encore que partiel, m’a paru intéressant à faire connaître par la qualité de son témoignage : réalité de l’instant vécu, restitué «à chaud» dans un langage familier, vecteur d’émotions. L’expression en est d’autant plus libre que, pour éviter la censure, ces lettres partaient à Toulon remises aux commandants des divers bâtiments qui sillonnaient la mer. Je me suis donc bornée à reprendre le courrier échangé de 1914 à 1919. Quand je dis « je », je dois dire plus loyalement «nous», car sans mon mari, sans ses connaissances, sans son aide, je n’aurais pas pu mener ce travail à bien.
Si, au passage, j’ai ajouté quelques lettres de 1912, c’est certes pour les descriptions de Constantinople qu’elles contiennent, mais c’est aussi pour des réflexions politiques qui ouvrent un certain éclairage sur le conflit à venir et le glissement de la Turquie vers l’alliance avec l’Allemagne.
Beaucoup de témoins actifs ont écrit sur la guerre terrestre, beaucoup de lettres de « poilus » ont tranmis l’horreur habituelle des multiples offensives. Des historiens ont analysé le conflit, des journalistes ont visualisé les combats, les tueries, la victoire. De nombreux officiers, ayant cessé de naviguer, ont repris leurs souvenirs et leurs carnets de bord pour narrer les péripéties de la guerre navale. Seulement, dans chacun de ces cas, il y a distance entre l’instant réel vécu au quotidien et le temps de l’écriture. Si celui-ci, par son recul, permet d’intégrer une certaine objectivité, en revanche il en affaiblit fatalement les réactions émotionnelles. D’un autre côté, le lieu clos et l’acte commandé ont plus de mal à intégrer la vision globale. Il faut en tenir compte.
Louis Vennin naquit à Rennes le 5 janvier 1871, neuvième enfant d’une fratrie de dix. Son père va mourir en 1876, laissant sa femme dans le plus complet dénuement car il faut bien raconter que cet homme fut assassiné, un soir à La Rochelle, afin de lui voler la paye des ouvriers de l’usine dont il était le directeur. Retrouvé mourant le lendemain matin, il fut cependant demandé à sa veuve de rembourser l’argent qui avait ainsi disparu!
La famille se retrouve à Paris où les deux aînés, Emile et Adèle, ayant abandonné leurs études trouveront du travail afin d’aider leur mère à élever les «petits». Louis gardera toute sa vie le souvenir douloureux des années d’école vécues dans la pauvreté et plus tard effectuées grâce à des bourses.
Il intègre l’Ecole Polytechnique en 1891. Son dernier frère rentrera lui à l’Ecole de santé navale. Sa sœur Adèle, en plus de son travail, tentera le concours de l’agrégation ouverte pour la première fois aux jeunes filles en 1883 grâce à la loi Camille Sée. Elle y fut reçue première et nommée tout de suite au Lycée Fénelon qui venait d’être créé à Paris.
Sorti de l’X en 1893, il intègre la même année la Marine comme aspirant de 1ère classe. En 1895, il est enseigne de vaisseau et sa première grande aventure, dont je conserve précieusement le récit adressé à sa sœur Adèle, de janvier 1897 à février 1898, se passera en Polynésie, alors qu’embarqué sur le voilier « Papeete », comme officier en second, il livre bataille pour les Iles sous le Vent.
En 1900, l’enseigne de vaisseau Vennin rencontre, un jour de janvier, Geneviève Fournier, fille d’un commissaire de la Marine vivant à Toulon. Coup de foudre réciproque. Ils se marieront au mois d’avril suivant. Longtemps après sa mort, survenue en 1942, ma grand-mère pleurait toujours ce mari bien aimé.
Toujours en 1900, peu après son mariage, il embarque sur le « Bouvine », puis sur le « Latouche-Tréville ». On le retrouve plus tard à bord du cuirassé « Bouvet ». Nous sommes en 1902. Il est lieutenant de vaisseau depuis le mois de mai. Il suivra ensuite les cours de l’Ecole des officiers torpilleurs. En 1905, à bord du « Montcalm », il est officier torpilleur, il connaîtra l’Orient de Saïgon à la baie d’Along, de Hong Kong à Nagasaki. Il en rapportera de beaux souvenirs et aussi malheureusement une fragilité intestinale qui l’affaiblira souvent.
1907 le trouve commandant le sous-marin « Bonite », unité de la première flotille de sous-marins de la Méditerranée. En décembre 1908, il est fait chevalier de la Légion d’honneur. Quelques mois après, il embarque comme aide de camp sur le cuirassé « Henri IV », puis à bord du croiseur cuirassé « Léon-Gambetta », il découvrira Constantinople de 1912 à 1913.
Lorsqu’arrive 1914, il est commandant du torpilleur « Sape ». Mais, dès mars 1915, il part pour Moudros à bord du vieux « Shamrock » dont il sera le commandant, commandant d’un navire sans canons, ni machines. Il rejoindra son poste en remorque avec mission de ravitailler en eau potable les troupes engagées dans la presqu’île de Gallipoli et de faire de son bâtiment un bateau atelier.
Rivé à poste fixe, il fera son travail tout en rêvant qu’avec un autre bâtiment moderne et bien armé, il pourrait enfin faire réllement cette guerre comme il en a tant envie : détruire un sous-marin allemand, couler la flotte autrichienne, retrouver le « Goeben » !
En juillet 1917, alors qu’il est embarqué sur le cuirassé « Vérité », commandé par le capitaine de vaisseau Mottez, va survenir un évènement qui constituera certainement un tournant dans sa carrière. Il aura pour mission de réarmer le « Vasilefs Constantinos », paquebot réquisitionné pour amener en France un certain nombre d’hommes politiques grecs exilés après l’abdication, exigée par les Alliés, du roi Constantin. Opération totalement réussie.
En 1918, commandant le contre-torpilleur « Lestin », on le trouve à Dunkerque. Il a changé de mer et trouvé le nord avec ses brumes. Il est alors capitaine de corvette et prendra part, de trop loin encore à son goût, à l’embouteillage de Zeebrugge ce qui lui vaudra la DSO. Après l’armistice, jusqu’au printemps 1919, il ira rechercher des prisonniers français en Hollande et au Danemark.
Le 14 avril 1919, il est capitaine de frégate. Il sera ensuite commandant en second de la «Bretagne». Nous en gardons un beau marbre qui porte la plaque « Hommage respectueux de l’équipage à son commandant en second ».
En juin 1920, il est promu officier de la Légion d’honneur. Le temps des embarquements est fini. Il est nommé de 1921 à 1923, chef du service aérien du Vème arrondissement maritime à Cuers. Puis en mars 1923, il partira pour Riga comme attaché naval pour les pays baltes et scandinaves. Il est capitaine de vaisseau en 1924. Il restera en Lettonie jusqu’en janvier 1927 et quittera alors le service actif. Il sera promu commandeur de la Légion d’honneur cette même année.
Il va vivre encore quinze ans dans sa « campagne » de Claret, surmontant, avec quel chagrin, la mort de son fils, lieutenant de vaisseau, mort noyé par un jour de mistral, à l’âge de trente ans, pour avoir essayé de sauver le marin avec qui il naviguait. Il aura la douleur de voir la « Bretagne » coulée à Mers el-Kébir en juillet 1940. Il mourra le 19 octobre 1942, peu de temps avant le sabordage de la flotte, désastre qu’il lui sera heureusement épargné de connaître.
Mon grand-père aura vécu une intéressante carrière au parcours varié. Il s’est souvent plaint d’avoir subi de la part de certains de ses supérieurs des entraves à son avancement. Il m’est difficile de porter un jugement : j’avais neuf ans à sa mort et à l’heure où j’écris ces lignes, il n’y a plus aucun témoin auquel je puisse demander assistance. Il est certain que son caractère entier, passionné, impulsif, a dû lui procurer de sérieuses inimitiés. Mais c’était un homme d’une loyauté absolue, d’une intelligence ouverte et cultivée, dur à la tâche, sensible, peut-être trop susceptible, mais généreux avec autrui et d’un patriotisme intransigeant. J’ai gardé de lui le souvenir d’un grand-père très tendre et dont les colères retombaient plus vite qu’un soufflé. Peut-être est-ce là sentence trop affective?
Cependant il est indéniable que nombre de ses chefs, et non des moindres, se sont attachés à ce caractère sans concession, lui ont souvent manifesté leur amitié et apporté l’aide qu’il pouvait en espérer.
Claude Bernard